La destinée du poète au Moyen-Age

Charles d'Orléans (1394-1465)

Connaissez-vous Charles d'Orléans ? 

Charles d'Orléans, comme son nom l'indique, appartient à la famille royale. Il est frère du roi de France, mais il aura une destinée assez malheureuse. Fait prisonnier lors de la bataille d'Azincourt, pendant la guerre de cent ans, il passa vingt-cinq ans de sa vie en captivité en Angleterre.

Le duc d'Orléans prisonnier de la tour de Londres

Lettre de Charles d'Orléans écrite en captivité


A la fin du XVe, Charles d'Orléans composera pour « passer le temps » plusieurs recueils de ballades et de rondeaux, formes poétiques qui sont apparues vers la fin du Moyen-Age, son œuvre se ressent de l'influence de la poésie courtoise.
La poésie courtoise vient du mot "cour" (en ancien français cort). Elle propose un idéal amoureux, un ensemble de valeurs et de règles de savoir vivre. La femme aimée est souvent idéalisée et le poète est à son service. 
En la forêt d’Ennuyeuse Tristesse,
Un jour m’advint qu’à part moi cheminais,
Si rencontrai l’Amoureuse Déesse
Qui m’appela, demandant où j’allais.
Je répondis que, par Fortune, étais
Mis en exil en ce bois, long temps a,
Et qu’à bon droit appeler me pouvait
L’homme égaré qui ne sait où il va. 
En souriant, par sa très grande humblesse,
Me répondit : « Ami, si je savais
Pourquoi tu es mis en cette détresse,
À mon pouvoir volontiers t’aiderais ;
Car, jà piéça, je mis ton cœur en voie
De tout plaisir, ne sais qui l’en ôta ;
Or me déplaît qu’à présent je te vois
L’homme égaré qui ne sait où il va. »
— Hélas ! dis-je, souveraine Princesse,
Mon fait savez, pourquoi le vous dirais ?
C’est par la Mort qui fait à tous rudesse,
Qui m’a tollu celle que tant aimais,
En qui était tout l’espoir que j’avais,
Qui me guidait, si bien m’accompagna
En son vivant, que point ne me trouvais
L’homme égaré qui ne sait où il va. 
Envoi 
« Aveugle suis, ne sais où aller dois ;
De mon bâton, afin que ne fourvoie,
Je vais tâtant mon chemin çà et là ;
C’est grand pitié qu’il convient que je soie
L’homme égaré qui ne sait où il va ! »
Vocabulaire
"humblesse": humilité
"qui m'a tollu" : qui m'a pris
"piècà": autrefois
Remarquez que le syntaxe du Moyen-Age omet souvent le pronom sujet ("Aveugle suis", je suis aveugle)

Proposition d'analyse du poème en forme d'abécédaire

Accent

Le vers employé est le décasyllabe (vers de dix syllabes)
"Dans/la/fo/rêt/d'en/nu/yeu/se/tris/tess(e)/
dont le rythme 4/6 met l'accent sur la quatrième syllabe du vers.
Par exemple dans le vers "Qui m'a tollu celle que tant aimais" se lit en deux groupes "Qui m'a tollu / celle que tant aimais", avec l'accent sur la quatrième syllabe.

Allégorie

Les poésies de Charles d'Orléans ont lieu dans un cadre plus symbolique que réel, comme par exemple la "forêt" dans sa célèbre ballade "En la Forêt d'Ennuyeuse Tristesse". La poésie du Moyen Age utilise souvent des allégories, des idées symboliques, qui sont comme des forces extérieures : Amour, Fortune, Tristesse, Mort.

Amour

L'apparition de Vénus « l'Amoureuse Déesse » peut d'abord être vue comme une intervention surnaturelle. Mais la déesse n'est accompagnée d'aucun effet spectaculaire (la vision est absente), au contraire cette manifestation est familière, elle n'appartient pas au registre merveilleux, le poète remarque « sa très grande humblesse ». Vénus est ici conforme aux codes de la beauté et de la courtoisie médiévale. D'ailleurs le poète l'appelle « Souveraine princesse » (v 17) ce qui l'identifie à une personne noble de la cour.
C'est elle qui prend l'initiative « Qui m'appela », « demandant où... ». Le sens de la vue n'est jamais sollicité dans ce poème, qui se termine par l'évocation du poète en aveugle.
Ce poème présente donc une vision tout intérieure de la solitude de l'exil. L'amour est plus que jamais un guide pour poète, dont l'absence le laisse errant et sans but.

Aveugle

Dans l'envoi, Charles d'Orléans parle de lui-même à travers l'image, assez pathétique et fragile, de l'aveugle vagabond, muni d'un bâton. Cette image est un développement du refrain. Le poète préfère l'expression symbolique à la troisième personne, ce qui lui permet d'introduire une sorte d'autoportrait en aveugle, dans une strophe distincte : la forme poétique en traduit les attitudes, « tâtant », « çà et là ». Cet envoi se détache du dialogue avec Vénus et exprime toute la solitude du poète et son caractère désorienté « ne sais où aller dois ». Cette image particulièrement pitoyable et dépouillée.

Ballade

La ballade se compose de trois strophes et d'une demi-strophe appelée « Envoi », chaque strophe se termine par "l'homme égaré qui ne sait où il va".

Conte

Dans cette ballade le poète semble être le personnage d'un conte traditionnel, mais il se transforme à la fin, du chevalier errant il devient un vagabond, un aveugle, dans l'envoi.

Consolation

L'expression « grand pitié » (v 28) traduit un certain apitoiement sur soi. C'est une présence réconfortante que cherche le poète. « En souriant » est le premier vers de la deuxième strophe qui reprend la construction et la rime du premier vers. Vénus propose donc de l'aide au poète mais elle avoue ne rien savoir de la « détresse » du poète. Elle a le pouvoir de le réconforter (Vénus est dans ce poème assez maternelle) en demandant au poète ce qu'elle sait déjà « mon fait savez », v. 17) elle témoigne au poète un intérêt plein de sollicitude. Sans doute l'apparition de Vénus répond à un besoin de consolation, elle est surtout pour le poète le moyen d'exprimer sa détresse à travers une confidence.
Mais c'est le poème tout entier qui répond à un besoin de consolation, en mettant en scène un personnage égaré. 

Égarement

Dès le deuxième vers « qu'à part moi cheminais », l'on comprend que si le poète est probablement à pied et seul, son chemin est surtout celui de la rêverie, de l'errance mentale. Cet état d'esprit est propice aux images ou aux rencontres imprévues. Le poète se met donc dans les dispositions intérieures qui lui permettent de se livrer et de laisser vagabonder son esprit.
Le fil de l'errance traverse tout le poème : « cheminais », « où j'allais » « l'homme égaré», « en voie », « guidait », « où il va », « me trouvais », « ne fourvoie ».
Le temps reste indéfini (« un jour », v. 2) comme cela est le cas dans le conte. L'errance se fait aussi bien dans l'espace que dans le temps. Le développement narratif est immédiatement arrêté par l'apparition de Vénus. Le poème est construit sur une opposition entre le passé heureux et un présent douloureux, comme si un fossé les séparait.

Élégie

L'élégie est un genre exprimant la tristesse devant le deuil et l'exil. On retrouve donc dans ce poème toutes les dimensions de l'élégie, qui évoque aussi bien le deuil (la perte d'un être cher) que l'exil (l'éloignement et la perte des repères de l'existence).
La tonalité du poème est élégiaque (interjection « Hélas! ») dans la troisième strophe qui nous donne la raison de la détresse du poète. La raison est la mort de « celle que tant aimait ».

Enjambement

Le dialogue entre le poète et la déesse est d'ailleurs traduit de manière très naturelle, grâce aux enjambements (v 5 et v 10) qui confèrent un ton simple et naturel au dialogue.

Espoir

C'était « l'espoir » qui « guidait » le poète. L'imparfait démarque clairement le passé du présent. « Pièça » (autrefois) la vie du poète avait un sens puisque l'amour le guidait, ce n'est plus le cas aujourd'hui puisqu'il est désormais dépossédé (« m'en ôta », v. 14, « m'a tollu », v. 21) ce qui est le propre de l'endeuillé comme de l'exilé.

Exil

La forêt représente la situation de l'exil. ». Ce vers d'ailleurs permet s'associer la forêt à la situation d'exil dans lequel le poète est depuis sa capture par les anglais, mais le temps reste vague : « longtemps a ». Cet exil se vit aussi dans le temps. L'imparfait introduit donc la distance d'un passé révolu, où le poète était accompagné par sa bien-aimée « en son vivant » (v. 24).

Forêt

La forêt n'est pas ici une forêt en particulier, renvoyant à un lieu précis, désignée au vers 6 par le mot « bois.  C'est une forêt qualifiée par l'expansion « d'Ennuyeuse tristesse » ce qui lui donne une dimension abstraite, conformément à la poésie courtoise.
La forêt est une métaphore de la vie. Au Moyen Âge, la forêt est partout présente, elle est le lieu que l'on traverse pour voyager, à pied ou à cheval, le lieu où l'on chasse, mais aussi le lieu où l'on se perd (elle est souvent une sorte de labyrinthe, thème cher à la littérature médiévale) ou bien un lieu suscitant des apparitions merveilleuses.

Fortune

La Fortune, c'est la chance, le destin. Vénus dit que le poète était fait pour le bonheur « en voie de tout plaisir » (v. 12), mais que le sort lui a été contraire « ne sait qui l'en ôta ». Cette contrariété de la Fortune est bien le malheur de la vie de Charles d'Orléans, qui subit un exil qu'il n'a pas voulu. 

Mort

L'allégorie de la Mort est mise en valeur par l'accent sur la quatrième syllabe  "C'est /par/ la/ Mort/...." C'est la mort qui est venue chercher la femme aimée. Sa cruauté est traduite par le mot « rudesse » placé à la rime. Ce deuil correspond-il à un événement réel ? Il est permis de n'y voir que la reprise d'un lieu commun de la poésie courtoise, qui exprime avant tout le chagrin du du poète.





Questions sur François Villon (pour la prochaine fois)
François Villon a-t-il rencontré Charles d’Orléans ?
Est-il du même milieu social que lui ?
Quels ennuis a-t-il eu avec la justice ?
Quelles sont ses œuvres principales ?
Quelles sont les formes poétiques qu’il a pratiquées ?
Pourquoi peut-on dire que sa poésie est satirique ?
Pourquoi peut-on considérer qu’il est le premier « poète maudit » ?

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